Lecture analytique de Les Caractères, « De l’homme », « Gnathon », Jean de La Bruyère, 1688

Les caractères - La Bruyère

La Bruyère, moraliste français, fait au travers des Caractères, la peinture pittoresque du XVIIème siècle.

A la fois portraits d’individus situés dans une époque et un milieu précis et portraits d’archétypes humains, Les Caractères de La Bruyère présentent un double intérêt, celui de proposer une réflexion sur l’homme tout en invitant à un regard sur la société de la fin du siècle.

Dans un style travaillé qui cherche à séduire le lecteur, La Bruyère dresse ici le portrait d’un glouton répugnant qui ne fait aucunement cas de ses semblables.

Ainsi on pourra se demander de quelle façon le moraliste cherche à faire réfléchir le lecteur sur les comportements humains.

Autres problématiques envisagées :

On pourra alors se demander en quoi cet extrait constitue un portrait moraliste.
En quoi ce portait est-il une satire de la haute société du XVIIème siècle ?
En quoi ce texte est-il le portrait satirique d’un égoïste ?

I. Mettre en garde contre la puissance des passions trompeuses

A. Le goinfre

Les moralistes mettent en garde le lecteur contre les passions qui peuvent l’éloigner de la vérité, du salut. Ainsi, la gloutonnerie est ici mise en scène à grand renfort d’images éloquentes.

La moitié du texte est en effet consacrée au comportement de « Gnathon » à table. « Gnathon » vient de grec qui signifie « mâchoire », le personnage se réduit donc à sa gloutonnerie.

En effet, la structure des phrases du texte souligne l’avidité avec laquelle le personnage se nourrit : on note des phrases longues, constituées de nombreuses propositions juxtaposées entre elles.

On note également l’énumération des verbes décrivant l’action de l’homme entrain de manger : «manie (…) remanie, démembre, déchire,… » qui met en évidence la brutalité de cette façon de s’alimenter. L’homme se remplit dans une sorte de frénésie.

La frénésie vorace de l’homme décrite ici est d’autant plus évidente que la longue description constituée de longues propositions juxtaposées s’achève par une proposition indépendante introduite par la coordination « et » : « et il continue à manger ». Insatiable, il s’agit d’un homme qui mange sans fin et qui, de ce fait, fait penser à une bête.

B. L’animal

C’est en effet une façon de faire assez bestiale. En témoigne cette comparaison : « la table est pour lui un râtelier », qui évoque clairement le comportement d’un animal.

L’homme de ce portrait se nourrit de façon répugnante. Ceci est accentué par l’évocation des parties de son corps associées à l’activité de manger : « il ne se sert à table que de ses mains », « lui dégouttent du menton et de la barbe », « il écure ses dents ».

Le portrait dressé ici est bel et bien celui d’un vorace qui mange avec avidité et sans retenue. En témoigne la métaphore filée qui évoque le prédateur rapportant sa proie au terrier : « s’il enlève un ragoût »… « il le répand en chemin »… « on le suit à la trace ».

Transition

Plus qu’un simple portrait répugnant d’un homme vorace, La Bruyère, comme les moralistes du XVIIème, n’a de cesse de dénoncer les comportements nuisant à une vie sociale harmonieuse. Aux nombres des défauts souvent décriés figurent la grossièreté et l’égoïsme.

II. Dénoncer les comportements nuisant à la vie en société

A. La grossièreté

Le comportement grossier du personnage se donne à voir dans son attitude grossière à table : « capable d’ôter l’appétit aux plus affamés ». Son attitude est répugnante.

Mais la grossièreté s’exprime également par le sans gêne qui le caractérise. Le personnage ne semble vivre qu’avec le souci de son bien être physique : manger est l’activité qui semble occuper la première place, mais son confort occupe également toute son attention. En témoigne la forme restrictive de la proposition subordonnée introduite par « que » : « il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ».

Le moraliste insiste sur cet aspect du personnage avec la répétition du superlatif « meilleur » et l’utilisation de l’adverbe « toujours » : « il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit ».

B. L’absence du souci d’autrui

Le manque d’intérêt que Gnathon affiche pour autrui est le pendant de sa voracité. L’énumération à la fin du portrait est éloquente. La forme négative des propositions juxtaposées souligne le manque total d’empathie du personnage : « ne se contraint pour personne, ne plaint personne…ne pleure point la mort des autres… ».

De plus, l’énumération dresse des défauts liés au manque d’intérêt pour autrui qui vont crescendo. De la pure indifférence à l’égard d’autrui « Il embarrasse tout le monde », l’énumération s’achève sur un défaut plus grave, qui souligne le solipsisme du personnage. En effet, le personnage serait capable de sacrifier l’humanité entière pour se préserver lui-même : « n’appréhende que [sa mort] qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain ».

La formulation de ce dernier trait de caractère fait écho à la première phrase de l’extrait qui présente le personnage dans une phrase qui n’est pas sans rappeler la forme brève et frappante de la maxime : «Gnathon ne vit que pour soi, tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point ».

Transition

C’est donc bien un personnage sans souci d’autrui qui est dépeint ici. Mais au-delà de la description de défauts humains, il y a chez La Bruyère une véritable volonté de dénoncer.

III. Une réflexion politique et une dénonciation efficace

A. Un homme riche et égoïste

La grossièreté du personnage s’énonce ici par l’anaphore de « il » tout au long du texte. Il s’agit en effet d’un homme qui passe avant tout le monde. L’égocentrisme de l’homme est perceptible par l’utilisation répétée du pluriel pour désigner tout ce qui n’est pas Gnathon. En effet, les humains qui gravitent autour du personnage ne sont que quantité négligeable, indéfinie : « toute la compagnie », « tout le monde », « [les] autres », « [le] genre humain ».

Le personnage décrit ici fait partie de la haute société. Bourgeois ou noble, il a un train de vie qui montre son opulence. C’est un mondain, puisqu’il va « au sermon ou au théâtre », qu’il a des « valets » à son service et qu’il roule en « carrosse ». Mais pour chaque évocation liée à un train de vie aisée est associée le comportement égoïste de l’homme ; tout tourne autour de sa personne : « ne souffre pas d’être plus pressé », « il pâlit et tombe de faiblesse », « ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service ».

De ce portrait profondément égocentrique semble être associée l’idée d’une malhonnêteté intellectuelle soulignée par la proposition introduite par « si » : « si l’on veut l’en croire ». De plus, ce personnage paraît ne pas être honnête puisque le souci constant qu’il a de lui-même le pousse non seulement au mensonge mais également au vol : « tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre ».

B. La visée critique et satirique du portrait

Le moraliste n’est pas directement présent dans ce portrait, mais la critique passe malgré tout par la présence de pronom indéfini « on » qui souligne un regard extérieur et critique.

La visée critique et satirique du portrait est bien présente par la caricature du personnage : « il roule les yeux en mangeant », accentuant l’aspect grotesque du personnage. Le portrait est hyperbolique. Tout son personnage est outrancier. En témoigne la redondance de la phrase : « il mange haut et avec grand bruit ».

Enfin s’il s’agit d’un portrait qui décrit avec minutie le comportement répugnant et grossier d’un homme profondément égoïste, il ne s’agit pas du portrait d’une personne en particulier mais bien plutôt d’une façon d’être dans le siècle et même, certainement, un portrait qui est aujourd’hui encore d’actualité.

Conclusion sur « Les Caractères » de La Bruyère

Le caractère est une forme littéraire qui met en évidence le comportement ridicule ou insupportable d’une personne. La visée argumentative transparaît donc de façon évidente par la dénonciation qui est faite.

Les moralistes tentent, souvent dans une perspective chrétienne, de conduire le lecteur à s’interroger sur ses comportements. On peut en effet dans le portrait de Gnathon faire un rapprochement avec un célèbre passage des Evangiles (Matthieu 20 – 6) : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers », caricaturé ici par le personnage grossier de Gnathon : « Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ».

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