Lecture analytique de « Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin », Victor Hugo, Les Contemplations, IV, 6, 1856

contemplations

La première partie du XIXe siècle voit se développer en France la poésie romantique qui se fait l’écho des grandes instabilités politiques et sociales du siècle. Les artistes, qui ne trouvent pas leur place et ressentent « le mal du siècle », font entendre leur inquiétude et leur malaise dans une poésie lyrique qui se détache de la tradition classique, basée sur la raison et la mesure.

Privilégiant l’émotion, l’originalité et la liberté de création, Victor Hugo est une figure incontournable du siècle. Né en 1802, il contribue à faire émerger une esthétique romantique ancrée dans l’expression des sentiments personnels et engagée dans des causes politiques et sociales. Poète, dramaturge, romancier, homme politique, Hugo apparaît comme le chef de file du romantisme, notamment après la rédaction de la préface de Cromwell (1827), véritable manifeste du romantisme.

La mort de sa fille en 1843 le détourne pour un temps de la création littéraire, mais c’est après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Napoléon III qu’il reprend la plume. Tout en rédigeant le recueil satirique Les Châtiments (1853), dirigé contre l’Empereur, il prépare le recueil Les Contemplations (1856) qui se présente comme « les mémoires d’une âme » et dans lequel il évoque de façon très lyrique le deuil de sa fille bien aimée.

Le livre IV des Contemplations, « Pauca meae » se situe au centre de cette œuvre. L’expression latine peut se traduire de plusieurs façons : « le peu de choses qu’il peut faire encore pour sa fille », c’est-à-dire, l’acte de création poétique, ou encore « le peu de chose qui lui reste d’elle », autrement dit, le souvenir.

Et en effet, le sixième poème du livre IV, « Elle avait pris ce pli » évoque à la fois le poète dans son labeur de création et le souvenir de Léopoldine. Ainsi, nous pouvons nous demander comment le poète, en chantant le souvenir de sa fille disparue, donne à entendre une élégie qui est aux sources de la création poétique.

Autres problématiques envisageables :

Comment le lyrisme sert-il l’expression du deuil dans ce poème ?
Comment le souvenir de Léopoldine se manifeste-t-il ?
Montrez comment la poésie est un moyen de faire revivre une personne disparue.
En quoi ce poème s’inscrit-il dans le courant romantique ?

I. Le souvenir de sa fille disparue

A. La structure du poème : les détails du souvenir

Le poème, constitué de vingt-six alexandrins, évoque le souvenir de sa fille disparue. Il s’agit d’un poème à forte coloration autobiographique. En effet, le poète se met en scène dans ces vers : dès le vers 2, l’occurrence « ma chambre » et la présence de la première personne du singulier au vers 3 soulignent la dimension intime de l’évocation du souvenir.

Il s’agit donc de différents souvenirs personnels concernant la fille de Victor Hugo, Léopoldine. Du vers 1 au vers 21, des scènes se succèdent qui sont autant de souvenirs qui semblent évoquer, de façon chronologique, différentes périodes de la vie de Léopoldine. En effet, au vers 1, le complément circonstanciel « dans son âge enfantin » souligne la grande jeunesse de la disparue, alors que le vers 15 évoque sa maturité « Et c’était un esprit avant d’être une femme ».

Le souvenir de la jeune fille s’élargit ensuite lorsque le poète évoque une scène de la vie quotidienne aux vers 18-21 (« Oh ! que de soirs d’hiver radieux et charmants/ Passés à raisonner langue, histoire et grammaire / Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère / Tout près, quelques amis causant au coin du feu ! »). On note l’absence de verbes conjugués dans cette évocation d’un bonheur simple et familial. Cette hypotypose clôt l’évocation du souvenir et laisse place à l’expression du deuil.

Aux différentes évocations de sa fille succède l’expression du deuil comme en témoigne l’utilisation du présent au vers 23 (« Et dire qu’elle est morte ! Hélas ! que Dieu m’assiste ! ») dans un poème exclusivement rédigé à l’imparfait. L’irruption du présent permet de mettre en évidence le moment de l’écriture et la brusque réalité du deuil. La souffrance du deuil est également appuyée par l’utilisation des trois points d’exclamation et l’interjection « hélas ».

B. Portrait de Léopoldine : chanter la grâce, la bonté, l’intelligence

Les différentes évocations de la jeune fille permettent au poète d’évoquer le souvenir d’une fille qu’il aimait pour sa vitalité, sa grâce, ses qualités morales de bonté et de modestie.

En effet, elle apparaît dans un premier temps comparée à un « rayon qu’on espère » (vers 3) et à un « oiseau » (vers 7), ce qui souligne sa bonté et sa grâce. Du vers 4 au vers 6, on note une saturation des verbes (« entrait », « disait », « prenait », « ouvrait », « s’asseyait », « dérangeait », « riait ») qui insistent sur la vitalité et la gaieté de Léopoldine.

Puis, du vers 14 à 16, l’énumération permet d’insister sur les qualités morales de la jeune fille. Le vers 14 alterne des références à la terre et des références plus spirituelles : « les fleurs », « les prés verts » et « Dieu », « les astres ». Cette construction en parallélisme permet de donner à voir un personnage profond et simple. Le champ lexical de la lumière pour décrire le personnage de la jeune fille participe également de cette évocation quasi angélique du personnage : « Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère » (vers 3), « Son regard reflétait la clarté de son âme » (vers 16).

Enfin, la droiture du caractère de la jeune femme est marquée par la construction même des alexandrins : du vers 14 à 17, les alexandrins sont réguliers, un vers correspond à une phrase. Cela permet donc d’appuyer sur les qualités essentielles de son caractère : spiritualité et simplicité (vers 14), intelligence (vers 15), bonté voire même sainteté (vers 16), complicité avec le père (vers 17).

Transition

L’évocation de l’être cher et de moments heureux permet au poète de faire revivre, par le souvenir, son enfant disparu, en lui conférant une forme d’immortalité. L’écriture devient ainsi le plus sûr moyen d’échapper au chagrin.

II. Le lien de complicité père/fille aux sources du lyrisme et de la création poétique

A. La muse du poète : entre complicité et inspiration

L’affection du père pour sa fille est étroitement liée à l’acte d’écriture. C’est une des raisons qui explique qu’Hugo a cessé d’écrire après le drame : sa fille était une source d’inspiration. Effectivement, dans ce poème du souvenir, le poète insiste sur la complicité qui l’unissait à sa fille et, par l’évocation de cette complicité même, marque le lien direct qui existait entre son enfant et l’inspiration poétique.

La précision des souvenirs participe de l’intimité nécessaire à la complicité entre le père et sa fille. L’emploi des pronoms possessifs de la première personne du singulier « ma chambre » (vers 1), « ma plume », « mes livres » (vers5), « mon lit » (vers 6) ainsi que le tableau familier des vers 18 à 21 mettent en évidence l’intimité.

Outre cette proximité père-fille, l’évocation faite ici par Hugo souligne à quel point le père et la fille sont liés et complices, comme le prouve de façon insistante la répétition de « tout » au vers 17 qui clôture le portrait moral de Léopoldine : « Elle me consultait sur tout à tous moments ».

Enfin, le champ lexical de l’écriture qui permet de mettre en scène le poète dans son labeur sérieux d’écrivain est très présent dans le texte et complète, en contre-point harmonieux, l’évocation légère et espiègle de la jeune fille : « plume », « livres » (vers 5), « œuvre » (vers 9), « manuscrits » (vers 10), « tracée » (vers 11), « page blanche » (vers 12), « mes plus doux vers » (vers 13).

B. L’écriture du deuil

L’écriture élégiaque permet au poète de faire revivre le souvenir de sa chère disparue. En effet, le lyrisme est très présent dans ce poème. Les interjections (« oh ! » vers 18, « hélas » au vers 23) ainsi que l’utilisation répétée de la modalité exclamative (vers 18 à 23) y participent grandement en mettant en évidence la tristesse ressentie et la douceur du souvenir.

De plus, l’évocation la jeune fille, passant par des images intimes et simples, est portée par la grande sobriété des vers. Les alexandrins, dans leur rythme ample et régulier, confèrent au poème une puissance émotionnelle qui se transmet au lecteur, comme c’est le cas dans les derniers vers, avec la construction en parallèle des vers 24 et 25 : « je n’étais jamais » / « j’étais » ou encore au vers 22 « J’appelais cette vie être content de peu ! » qui marque la souffrance du deuil et la confidence intime.

Mais c’est avant tout la grande maîtrise de l’alexandrin qui donne à Hugo la possibilité de déployer, de façon puissance, ses émotions. Ainsi, entre les vers 8 et 13, l’écriture mime la forme même des arabesques dessinées par Léopoldine. En effet, une seule phrase ici se développe sur les six vers : « je reprenais (…) mon œuvre interrompue, et (…) je rencontrais souvent/quelque arabesque folle (…) et mainte page blanche (…) où (…) venaient mes plus doux vers ». La construction de cette phrase complexe permet de mettre en lumière la force du vers hugolien au service de la puissante évocation de sa fille. Le rythme de ce passage est marqué par les nombreuses propositions principales et subordonnées ainsi que par la juxtaposition (vers 11 et 12). De plus, l’enjambement, propre à l’écriture romantique, est ici utilisé (vers 11). Tout ceci concourt à mettre en évidence le vers 13 qui célèbre en Léopoldine la muse du poète. Et permet ensuite de repartir dans l’évocation du souvenir des qualités de la jeune fille aux vers 14 et suivants.

Enfin, la construction en parallélisme à la fin du poème souligne la dimension pathétique du souvenir. En effet, on note plusieurs antithèses à la fin du poème : « gai » et « triste » (vers 24), « morne » et « joyeux » (vers 25) qui permettent de faire entendre la réalité cruelle du deuil et la souffrance liée à l’évocation de la disparue.

Conclusion

Le poème « Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin », extrait du quatrième livre des Contemplations, permet d’évoquer le souvenir de l’enfant aimé et disparu. L’écriture épouse le chagrin de ce père en deuil. Et si l’évocation de la grâce, de la beauté et de la bonté de Léopoldine est douloureuse, elle n’en est pas moins le moyen d’échapper un instant à la tristesse du deuil en donnant, par l’écriture, une forme d’immortalité au souvenir.

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